APRÈS UNE ÉLECTION
TRUQUÉE, DES VILLAGEOIS DU SHANDONG DÉNONCENT UNE "DÉMOCRATIE DE
DÉCORATION"
Reportage: Une illustration des limites de l'expérience
des élections de village
Shilaoren (chine de l'est) de notre envoyé spécial - Le "rocher du vieil
homme": Shilaoren doit son nom à cette saillie rocheuse - au profil de
Sage - surgie des flots de la mer Jaune qui baigne la péninsule du Shandong.
Shilaoren est un village de pêcheurs qui ferme, au nord, la baie de Qingdao,
croissant de sable blanc et complexe de villas. Le contraste est saisissant
entre la station balnéaire au luxe tapageur de nouveaux riches et cette
banlieue de briques et de tôles, où les filets de pêche s'étalent dans la
poussière des bas-côtés. Un contraste aussi criant que l'abysse séparant les
beaux discours sur les élections de village - une réforme fièrement brandie par
le régime pour illustrer l'enracinement de la démocratie - et une pratique
dévoyée sur le terrain.
"Un crime en pleine lumière". Le villageois - s'exprimant sous
réserve d'anonymat - ne décolère pas. Il est outré par la manière dont les
élections de Shilaoren, tenues fin janvier, ont été truquées. Il explique
comment le chef du village a confisqué leur carte d'électeur à trois cents
habitants jugés non loyaux et qui "pesaient" un millier de suffrages
par le jeu de procurations. C'est un tiers du corps électoral qui a ainsi été
amputé.
Devant l'ampleur de la fraude, qui a permis d'éliminer de la course les
candidats indépendants dénonçant l'"absence de transparence" de la
gestion des affaires locales, environ quatre cents villageois ont manifesté
jusqu'au siège de la municipalité de Qingdao. "Rendez-nous notre droit de
vote, clamait une de leurs banderoles de couleur rouge. On réclame une élection
juste." Les protestataires ont entonné l'Internationale. "On pleurait
en chantant", raconte le villageois rebelle.
Les officiels locaux ont recouru à l'intimidation physique pour les réduire au
silence. De "gros bras" stipendiés se sont livrés à des passages à
tabac. Un coup de feu a même été tiré en direction du domicile d'un des
opposants, le blessant d'éclats de verre. Devant une telle effervescence,
l'élection a finalement été invalidée, mais aucune sanction n'a été prise
contre les manipulateurs. C'est au contraire les contestataires qui, après
avoir été rudoyés par les "voyous", sont maintenant dans le
collimateur de la police qui procède à des interpellations. Le villageois qui
livre son témoignage au Monde n'exclut pas que son tour finisse par arriver.
"Ces élections de village, c'est de la démocratie de décoration,
explique-t-il, amer. En fait, les officiels du parti continuent de diriger
comme avant."
Ce genre de poussée de fièvre jette une lumière crue sur les limites de
l'expérience des élections de village en Chine. L'histoire de ce chantier
politique remonte à 1987 quand fut adoptée une loi organique sur les comités de
village à l'initiative du vétéran Peng Zhen, alors président du comité permanent
de l'Assemblée nationale populaire (ANP). Alarmé par la détérioration des
relations entre cadres et villageois, M. Peng était convaincu - contre une
large partie de l'appareil - que de telles élections de villages permettraient
d'éliminer les chefs corrompus ou tyranniques et relégitimerait ainsi le Parti
communiste auprès de la base rurale.
L'application de cette loi a pu jouer dans certains cas ce rôle stabilisateur.
Mais elle a aussi attisé des tensions, notamment quand les autorités du canton
refusaient d'organiser les scrutins de peur d'y perdre leur autorité dans les
villages. A de très nombreuses reprises, les villageois ont dû militer
activement - manifestations, pétitions... - pour que leur droit théoriquement
reconnu s'inscrive dans la réalité. Le gouvernement clame que les deux tiers
des huit cent mille villages que compte la Chine ont pu accéder au vote. Les
experts étrangers sont plus sceptiques : le taux serait, selon eux, plutôt de
10 %, au maximum 30 %.
Et quand bien même la consultation finit par être organisée, de nouveaux
problèmes surgissent, dus en particulier aux manipulations par lesquels les
chefs en place tentent d'évincer les rivaux. Une révision de la loi en 1998, en
assurant la tenue de primaires pour la sélection des candidats et la
confidentialité du vote, était censée remédier à ces dérives. Elle n'a
toutefois pas pu prévenir la fraude de Shilaoren. Tout comme elle n'a pas
empêché un grave conflit d'éclater fin 1999 dans le village de Quanwang, dans
la même province du Shandong. Triomphalement élu à la tête du comité de
village, l'"outsider" Sun Xuede s'est aussitôt opposé au secrétaire
local du Parti communiste, impopulaire en raison de malversations financières.
Le duel a fini par tourner à l'avantage de ce dernier, qui a obtenu
l'arrestation de son rival au motif qu'il aurait organisé des attroupements
subversifs : Sun Xuede a été condamné à huit ans de prison.
La grande fragilité de cette réforme tient au fait que ses concepteurs ont
d'abord voulu en faire un instrument de consolidation du parti. A moins d'être
désavoué par l'échelon supérieur, le secrétaire du parti du village se sent en
général investi de l'autorité nécessaire pour museler ses rivaux, fussent-ils
validés par le suffrage universel. Loin de clarifier les choses, la révision de
la loi en 1998 les a compliquées en posant que la branche locale du parti
constituait le "noyau de la direction" du village. C'est précisément
ce que contestent les villageois de Shilaoren, contempteurs de ce "crime
en pleine lumière".